
Miriam Cahn, exposition au Palais de Tokyo
La puissance de cette peinture n'a d'égal que le malaise qu'elle génère. Le vent souffle haut et grand d'abord, il emporte : grandes toiles suspendues à des épingles, immenses espaces indistincts en noir et blanc, corps décadrés-recadrés, stridences de couleurs tout en contraste avec des effets d’extinction des tons. Puis l’étrangeté s'invite crûment dans deux plus petites salles, crudité du sexe, de la violence et de la mort. Le rêve vire aux cauchemars les plus sombres. Difficile de ne pas encaisser le coup de poing.
N'empêche, quelque chose met mal à l'aise, très mal à l'aise. Quelque chose ne fonctionne pas tout à fait dans ces œuvres. Pulsionnelles, elles jouent moins sur l'affect que sur « les tripes ». Le très intime, ainsi surexposé, est-il un piège complaisant ou un miroir de ce qu’on ne veut pas voir ?
Sur de petis écrans videos dispersés dans l’accrochage des toiles, défilent en silence un montage d’autres peintures : corps enchaînés, accouchement sanglant, fellation, masturbation, torture... On peine à suivre ces changements de registres. Quelle est la part de fantasme, quelle est la part de fascination au contraire ? L’un et l’autre ne sont évidemment pas incompatibles. Mais ici, l’intrication sonne « faux ». Et les corps nous deviennent de plus en plus étrangers : la peinture semble avoir coupé ces corps de leur identité, les avoir dé-singularisés.
L’intention de l’artiste surprend : dans cette série « Fuck abstraction » Miriam Cahn entendait figurer sa rage révoltée face aux atrocités des guerres les plus récentes, massacres en Ukraine inclus. Elle veut leur restituer un visage « réel », c’est-à-dire plus vrai que les images que nous en recevons tous les jours. Elle écrit l’épreuve pour elle-même de revoir le lendemain ce qu'elle a peint la veille.
Le message est clair, la peinture est forte, et pourtant on doute d’avoir bien perçu cette double dénonciation. Un écart se creuse entre l’impact des œuvres, leur force incontestable, et ce qu’en dit l’artiste (comme les commentaires sur l’exposition d’ailleurs). Consentir à la catharsis proposée ou résister à s’y laisser engloutir ? On sait le seuil ténu mais dangereux à franchir…
Alors on peut penser aux photographies de Boris Mikhaïlov, d’une insoutenable crudité elles aussi face à l’horreur, mais où l’humanité des modèles semble garder son pouvoir de sauver de tout. Ou encore convoquer en mémoire, la peinture de Bacon, affrontant ces mêmes démons humains. Sauf qu’il y endosse et assume d’abord les siens avant de nous renvoyer aux nôtres. Avec Mikhaïlov et Bacon, on se transforme en un Autre soi-même, on change son regard sur l’Autre, on se sait capable du pire aussi. L’efficience de la peinture convainc pleinement. L’oeuvre de Miriam Cahn laisse sous un choc dont on ne sait pas quoi faire ni penser. Et surtout, ce sentiment insidieux d’une forme de triche avec de bien dangereuses pulsions.